RURALE (CIVILISATION)

RURALE (CIVILISATION)
RURALE (CIVILISATION)

La civilisation rurale se définit d’abord par oppositions. Qui dit campagne dit villes; qui dit paysan dit citadins. La civilisation rurale est un tissu monotone qui rapproche les uns des autres un certain nombre de groupes cellulaires, villages, paroisses ou communes, ces groupes étant, selon les cas, englobés ou dominés par des pouvoirs ou (et) par des forces économiques et sociales qui sont extérieures ou supérieures aux cellules en question. Parmi ces pouvoirs et forces, qui coexistent ou qui se succèdent les uns aux autres, on peut citer la féodalité, les villes, les États, le commerce et l’industrie, le capitalisme, les bureaucraties partisane ou policière, etc. Chaque village, comme le note H. Mendras, est donc flanqué d’une société environnante (les autres villages) et d’une société englobante ou dominante (citadins, féodaux, capitalistes, bureaucrates, prêtres ou policiers).

1. Histoire stratigraphique de la civilisation rurale

La civilisation rurale est d’abord le produit d’une histoire (nous nous intéressons, de ce point de vue, au cas ouest-européen, et spécialement au cas français: il est utile et commode, parce que bien connu). Cette histoire est stratigraphique: l’apport spécifique qu’elle reçoit de chaque siècle ou groupe de siècles et de chaque millénaire n’est pas annulé, mais il est simplement recouvert, ou tout au plus érodé, et malmené par l’apport des périodes ultérieures. La somme de ces apports, avant même qu’il soit possible de les comprendre dans leur arrangement structural, doit donc se lire comme une coupe géologique: de bas en haut, si l’on est historien; et de haut en bas, si l’on est géographe ou ethnologue. Le cas des paysanneries occidentales est très éloquent à ce propos: leurs sociétés constituent des édifices d’une grande complexité; pendant leur phase d’expansion maximale (XIVe-XIXe s.), elles mettent en jeu des apports, anciens ou neufs, qui sont représentatifs de près d’une dizaine de millénaires. En Provence par exemple, la domestication locale du mouton sauvage, engagée de longue date, devient un fait acquis à partir de 6000 avant J.-C.

Les peuples de la culture «cardiale» puis les Chasséens, qui sont à l’origine de ces innovations «moutonnières», disparaîtront en tant que tels, mais leurs contributions agricoles resteront à tout jamais incrustées dans la grande province du Midi. Les cultures passent, les apports culturels demeurent.

Les innovations

Nouvelles plantes et méthodes de culture

À partir de 2000 avant J.-C. et notamment pendant l’âge du fer (vers 500 av. J.-C. et jusqu’à l’époque de l’Empire romain), une nouvelle vague d’innovations se répand pour toujours dans la civilisation rurale d’Occident. Avoines et surtout seigles, qui donneront pendant longtemps sa couleur au pain noir des paysans d’Europe, viennent compléter la panoplie des céréales disponibles, jusqu’alors bornée à l’orge et au froment. Les blés de printemps, pères lointains de cet assolement biennal qui connaîtra une immense fortune, font eux aussi une timide apparition; et avec eux, les fèves, les pois, les lentilles et autres légumineuses: elles fournissent des protéines végétales aux humains, et elles implantent dans les sols l’azote atmosphérique comme fertilisant. Dans la seconde moitié du dernier millénaire avant J.-C. arrivent aussi sur les rivages actuellement français de la Méditerranée, propagés par les Rhodiens, les vignes et l’art de la greffe: les origines helléniques de celui-ci se sont conservées dans le mot dialectal français enter (allemand impfen ) qui veut dire greffer, et qui vient du grec emphuteueïn. La greffe permet la production massive de châtaignes et de noix, sources de glucides et de lipides pour le populaire. La vigne, elle, est un apport fondamental: elle offre à beaucoup de gens la possibilité de boire un liquide relativement stérile (le vin), dans lequel l’alcool joue le rôle d’antiseptique. Ainsi sont limités les ravages de beaucoup d’épidémies qui, sinon, seraient propagées par l’eau de boisson. (Dans d’autres civilisations, on obtient des résultats analogues au moyen de méthodes différentes: en Chine, de toute antiquité, l’usage très répandu du thé impliquait l’eau bouillie, donc l’asepsie). Quoi qu’il en soit, à partir du Ier siècle après J.-C. se répand en Gaule une véritable viticulture indigène; elle y deviendra l’une des bases essentielles des civilisations rurales du crû; elle utilise non plus des cépages helléniques ou italiens, mais des plants autochtones, acclimatés ou hybridés sur place par quelques vignerons géniaux: plant pinot sur l’axe Rhône-Saône, ou Côtes du Rhône-Bourgogne; cépage cabernet sur la verticale Bayonne-Bordeaux-région du muscadet. Une invention annexe, le tonneau, fils des montagnes forestières du bas Dauphiné, consacre pour vingt siècles la fortune de la viticulture nationale.

Cheval, chevaliers, domination sur les rustres

Un autre flux culturel influence et même traumatise violemment la vie agraire: il s’agit de l’arrivée du cheval domestique, venu de l’est, et qui entre 1500 et 500 avant J.-C. s’installe assez largement dans l’Europe de l’Ouest. Non pas que le cheval, sur le moment, ait transformé de façon directe les techniques agricoles elles-mêmes: le temps des charrues attelées d’équidés ne viendra que beaucoup plus tard (XIIIe s., ou même XVIIIe s.). Mais le «noble animal» accompagne une différenciation sociale: il souligne à sa manière l’apparition d’un groupe d’aristocrates, vivant du prélèvement sur le rustre et qui sont aussi et très logiquement des cavaliers, ou des chevaliers (equites ) combattants à char ou sur monture. Les petites sociétés agricoles du Néolithique, elles, avant l’usage des métaux, étaient restées relativement égalitaires; et Rousseau aurait sans doute aimé ces populations superarchaïques dont les tombes sans prétention ni pièces d’apparat indiquaient une absence de hiérarchisation sociale. Or, à partir de l’âge du bronze et du fer, et simultanément, à partir de l’introduction du cheval – laquelle n’est du reste qu’un symptôme parmi bien d’autres –, les choses effectivement changent. Un groupe de chefs apparaît et se détache du tissu paysan. Ce groupe est riche des trésors qu’accumulent déjà la civilisation des métaux et les échanges. Il est fort aussi du prestige militaire et mobilier que lui confère la possession du cheval. (Notons incidemment que l’ultime animal domestique dont hériteront les paysanneries d’Occident, bien après l’arrivée des équidés, sera... le dindon d’Amérique; les «retombées» sociales de ce volatile seront évidemment insignifiantes par rapport à celles du cheval.)

Quoi qu’il en soit, avec des méthodes et des techniques qui varieront beaucoup selon les ethnies, les régions et les mentalités, un groupe de «dominants», qui pendant longtemps se comporteront en «hommes de cheval», place la civilisation rurale d’Occident devant un fait accompli: les paysans, ou la majorité d’entre eux, apparaissent désormais dans les textes et dans les fouilles comme un groupe de «dominés». Dominés, ils le resteront souvent pendant une quinzaine ou une vingtaine de siècles au minimum, jusqu’aux approches de la Révolution française, et parfois même au-delà. Marc Bloch note judicieusement que, dès le Ier siècle avant J.-C., César trouve en Gaule la masse de la population rurale assujettie par des liens de dépendance ou d’endettement à un groupe d’equites et de maîtres du sol. Les textes antérieurs des géographes grecs et les découvertes de l’archéologie, dont le trésor de la Dame de Vix est simplement la donnée la plus connue, confirment que cette situation, décrite par César, était en fait beaucoup plus ancienne. Par la suite les modalités de la domination varieront et les médiévistes du très haut ou du très beau Moyen Âge souligneront avec raison – comme le fait par exemple Guy Fourquin – l’originalité certaine de chaque situation d’aliénation paysanne par rapport à l’oppression précédente ou suivante. Le dominant moustachu qui manipule les clientèles de l’époque celtique et préromaine diffère évidemment du maître esclavagiste de la villa gallo-romaine; celle-ci, dans une province comme la Gaule, ne représente du reste qu’une forme de colonisation importée, plaquée en superstructure sur le monde autochtone, et, de toute manière, elle ne concerne qu’une minorité de la population rurale... Quant au colonat, très ancien, mais qui n’apparaît pleinement dans la lumière des textes qu’à partir du IVe siècle de l’ère chrétienne, il implique déjà une forme bien réalisée de seigneurie: le colon, autrement dit le paysan, y est en effet attaché à la glèbe par des liens juridiques et folklorico-mystiques qui le rendent pratiquement dépendant de ses nobles maîtres: le colon, disent les textes, est «comme un membre de la terre». Enfin d’autres formes de pouvoir terrien surgiront aux siècles suivants: seigneurie haut-médiévale à servage et à corvées; seigneurie du Moyen Âge classique, moins contraignante que celle qui la précède... En dépit des différences importantes qui existent entre eux, ces deux derniers types de pouvoir manorial proposent l’un et l’autre une relation triangulaire entre paysan (P), terre (T) et seigneur (S): P est plus ou moins attaché à T; P est dominé par S auquel il doit respect, redevances et (ou) corvées; S a des droits de propriété intégrale ou simplement éminente sur T et quelquefois aussi sur P. On peut donc conclure sur ce point en plaidant pour une certaine «longue durée» millénaire ou intermillénaire: dans l’admirable chapitre qu’il donna en 1942 à la Cambridge Agrarian History , et qui constitue en quelque sorte son testament intellectuel, Marc Bloch a insisté sur l’incontestable continuité qui, par une chaîne d’institutions chronologiquement ininterrompue, rattache en fin de compte les cheffaillons locaux de la Gaule chevelue aux féodaux du Moyen Âge. Les uns et les autres étant investis de droits de commandements et de prélèvements, et de facultés mystérieuses de fécondité raciale qui en imposeront pendant bien longtemps au bon peuple des clairières. Et puis, dès lors qu’on veut bien considérer le problème en se plaçant du côté des plus faibles, du point de vue des générations successives de paysans, être client du premier, esclave ou colon du suivant, serf du troisième et simple dépendant redevable de l’ultime variété des maîtres du sol, c’était toujours, en des conditions très variables, vivre le fait permanent d’être un «dominé».

Le bœuf et l’araire

Néanmoins, l’histoire des civilisations rurales n’est pas seulement, il s’en faut de beaucoup, constituée par une dialectique du maître et du serf. Un coup d’œil d’ensemble sur la stratigraphie temporelle de notre objet distingue immédiatement une autre innovation d’importance: c’est l’araire, machine à labourer, flanquée du bœuf de traction, sans lequel la technique aratoire est inconcevable. Venus du Moyen-Orient, araire et bœuf d’araire s’imposent en Gaule (après des débuts locaux qui sont obscurs et quelque peu antérieurs) au cours du dernier millénaire avant J.-C. Instrument symétrique, l’araire diffère des charrues dissymétriques à versoir, qui lui succéderont au cours des millénaires à venir. En dépit de la modestie de ses performances, l’araire sécrète les surplus agricoles, qui assurent l’entretien de la classe des chefs; il pourvoit aussi à l’essor démographique en augmentant le nombre des hommes que peut nourrir une heure de travail humain (une heure de labourage, en l’occurrence).

Les innovations qui sont enregistrées, pour l’essentiel à partir du début de l’ère chrétienne, sont moins sensationnelles que celles qui précèdent. Elles survivent tout de même assez notablement dans notre stratigraphie historique. Passons sur l’apport gallo-romain. Il se définit comme entreprise de colonisation, menée de l’extérieur et plaquée sur la réalité indigène. Il est souvent le fait d’aristocrates locaux, mais romanisés. Il laisse derrière lui un impressionnant semis de villae , dont un certain nombre ont survécu soit sous forme de grands domaines, soit transformées en villages. Dans les régions les plus pénétrées (sud de la France), cet apport s’est matérialisé sur le terrain par un carroyage durable du sol: l’esprit de géométrie des arpenteurs des premiers siècles a en effet donné naissance au grand damier des centuriations dont un certain nombre se révèlent aujourd’hui encore en Languedoc par le tracé des champs et des chemins. Autre acquis durable: l’époque gallo-romaine se caractérise par une assez forte montée démographique, et par la mainmise du peuplement sur les plateaux, grands producteurs de céréales. Cette mainmise requiert sur le moment un outillage très productif mais gaspilleur de céréales, et qui ne survivra guère à l’Empire romain: telle la moissonneuse gauloise.

La vraie, la grande révolution agricole n’aura lieu que plus tard, entre le Ve et le XIIIe siècle. Elle est faite d’une série d’innovations et de bricolages, et de processus de diffusion. Les «astuces» techniques qui caractérisent tous ces changements proviennent les unes d’Asie, de Chine ou de l’Inde, les autres, tout simplement, d’Europe centrale. Soit la nouvelle charrue médiévale à roues, coutre et versoir: la pièce essentielle, le versoir qui retourne le sol, semble être apparue dans le monde germanique, tandis que les roues et le coutre viennent de la Gaule Cisalpine et de l’Italie classique. Le «mariage à trois» (roues-coutre-versoir) est chose faite dès la seconde moitié du premier millénaire. Du côté de l’équipement chevalin, l’étrier, le fer à cheval et le collier d’attelage sont venus de Chine, d’Europe orientale ou de Gaule rhénane; et ils ont donné en Occident à partir des VIIIe-IXe siècles une nouvelle synthèse de l’art équestre: en dériveront entre autres la chevalerie dans sa modalité médiévale et la puissante charrue, tractée par cheval, des agriculteurs septentrionaux du XIIIe siècle (R. Fossier). Le moulin à eau, venu d’Orient mais qui existait en Occident dès l’époque romaine, est déjà largement diffusé dans les grands domaines carolingiens. Il continuera à se multiplier bien après l’an mille, et sera complété par le moulin à vent, nouveau venu de l’époque gothique: ces procédés révolutionnaires de fabrication de la farine font sauter un goulet d’étranglement dans la série des processus qui mènent de la pousse du blé à la fabrication du pain: avant les moulins, en effet, la trituration des grains se faisait à coups de pilons et de mortiers, très lentement maniés par des ménagères ou par des esclaves. Qui dit moulins dit donc possibilité accrue de produire du froment ou du seigle puisqu’il devient plus facile et plus rapide d’en moudre les grains en grandes quantités.

L’adoption et l’utilisation générale de ces nouveautés (charrue, moulin, attirail équestre) auraient été impossibles, si elles n’avaient pas été soutenues après l’an mille par un grand courant de fécondité humaine et économique, de hausse démographique, de diffusion de l’argent et du fer, l’ensemble étant facilité par la dislocation du vieux domaine, oppressif et cultivé par corvées, qui existait sous les Carolingiens. Une sorte de réforme agraire spontanée, combinée avec les grands défrichements des XIe-XIIe siècles, a permis aux paysans de proliférer et de s’emparer de nouvelles méthodes: dorénavant, dans le nord du Bassin parisien, aux XIIe-XIIIe siècles, les exploitants s’offrent le luxe d’atteler leurs chevaux (ferrés à la manière moderne), avec colliers new look , à la charrue nouveau style. Encore ne faut-il pas majorer l’ampleur de cette «révolution agricole» du haut et surtout du beau Moyen Âge (IXe s. et XIIe s., respectivement): accoucheuse de structures agraires remodelées, qui marqueront pour longtemps nos paysages, elle ne se compare pas, pourtant, à la véritable «révolution verte» qu’opèrent à la même époque (IXe-XIIe s.) les agronomes chinois; ceux-ci font venir un riz à maturité précoce; ils le sélectionnent par une génétique empirique. Ils le répandent à coup de brochures et de propagande gouvernementale jusqu’au fin fond du Céleste Empire. Imagine-t-on Hugues Capet agissant de la sorte?

Le fait démographique

La stratigraphie de la civilisation rurale ne se ramène pas, cependant, aux chroniques faciles des grandes inventions. Elle oblige à considérer, aussi, la succession des vagues démographiques qui peu à peu mettent en place le peuplement massif: celui-ci étant destiné à durer, à s’incruster dans les campagnes densément peuplées de l’Europe occidentale jusqu’à l’apogée (rural) du nombre des hommes, enregistré aux XVIIIe et XIXe siècles.

Cette mise en place s’est opérée au long d’une série de «grands bonds en avant». À ce propos, on pense surtout aux défrichements massifs du XIe siècle. Image simplifiante! En Gaule romaine, déjà, l’époque impériale s’était soldée par une importante expansion du nombre des hommes et des exploitants sur les plateaux à céréales. Moins connue, et néanmoins très spectaculaire est l’expansion démographique de l’époque mérovingienne. Au temps des rois fainéants (dont la fainéantise était peut-être une garantie de non-intervention et donc de non-malfaisance!), des milliers de villages, de fermes, de lieux-dits, de hameaux sont fondés dans les terroirs actuels de France du Nord et d’Allemagne occidentale. Ces campagnes prennent dès lors, au moins partiellement, leur configuration de clairières encore encerclées par les forêts. L’époque suivante (carolingienne) parviendra cependant à brider pour une certaine période ce flux humain.

Les contemporains de Charlemagne, malthusiens avant la lettre, ont-ils recouru, dans leurs villages, à l’infanticide des filles afin de limiter l’accroissement excessif du nombre des ventres fertiles? Une telle hypothèse est assez plausible, si l’on en juge par le déséquilibre de la sex ratio , et par le déficit en femmes (surtout dans les couches les plus pauvres), recensé par les documents du IXe siècle. L’an mille et les siècles qui suivront seront témoins d’une nouvelle crue démographique des campagnes et des villes, bien connue. Ainsi se met en place (dans le cadre comptable des frontières récentes) une France de 17 à 20 millions d’habitants, et une Europe nord-occidentale (France, Allemagne, Angleterre) de 40 millions d’habitants, attestées toutes deux dès le début du XIVe siècle. Ces millions d’hommes étant, dans 85 p. 100 des cas au moins, des paysans.

La communauté paysanne

Mais la civilisation rurale est bien davantage et bien autre chose qu’un fait démographique superposé aux champs labourés. Elle s’identifie aussi, et surtout, à l’image tellement familière (du moins pour les Occidentaux), du village, centré sur l’église et sur le cimetière. Cette image – qui bien sûr n’est nullement éternelle! – est en fait relativement récente: ce n’est qu’au cours du dernier tiers ou du dernier quart du premier millénaire que les hommes ont commencé à rassembler les corps de leurs défunts dans un emplacement proche de l’église. Signe décisif de la première christianisation des campagnes, enfin opérée en profondeur. Quant à la communauté paysanne ou villageoise, sous une forme ou sous une autre, elle a dû exister depuis fort longtemps, et probablement depuis la préhistoire. Mais elle n’a pris sa forme classique que dans la mesure où, à partir des XIIe et XIIIe siècles, elle s’est définie. Face au seigneur d’abord, et souvent contre lui. Puis, un peu plus tard, face à l’État monarchique, et souvent en coopération avec lui. La communauté paysanne, qui du reste est maintes fois (mais non toujours!) identifiée avec la paroisse, a fourni aux rois un cadre commode, en vue de leurs ponctions fiscales et locales: sur elle, ils ont assis les impôts, qu’à partir du XIVe siècle surtout ils ont pris l’habitude de lever. Cette fonction de réservoir fiscal a conféré à la communauté paysanne bien des soucis et bien des misères, mais aussi un lustre nouveau. Elle est désormais, bien davantage que ne l’est la seigneurie, l’interlocuteur valable du roi. Et cela d’autant plus que la distribution du pouvoir, dans le cadre du village classique, en dépit d’un regrettable chauvinisme mâle, est plus démocratique que de nos jours. Il n’est pas question en effet de conférer le monopole des décisions à un conseil municipal restreint. Le pouvoir communautaire appartient (jusqu’à la Révolution française) à l’assemblée de tous les chefs de famille, auxquels s’adjoignent pour la circonstance quelques veuves qui, de par leur malheur personnel, sont investies des fonctions de politique locale, normalement dévolues à feu leur mari.

2. L’âge classique de la civilisation rurale

À partir du XIVe siècle, et jusqu’au début du XVIIIe, puis de nouveau pendant la période 1720-1860 (voire 1720-1913 en ce qui concerne la France), il devient possible d’observer la civilisation rurale pour ainsi dire in vitro , sinon «au repos»... Certes, elle reste agitée par des fluctuations négatives et gigantesques (notamment entre 1340 et 1450 en Occident et aussi entre 1630 et 1660 en Allemagne et même en France). Mais, entre 1300 et 1700, le temps des très grands progrès semble passé. Les défricheurs, vers 1300, ont atteint une sorte de limite qu’ils dépasseront certes par la suite, mais d’assez peu, et seulement aux XVIIIe et XIXe siècles. Le cercle vert des forêts subsistantes ne reculera plus beaucoup, désormais, au profit des grandes clairières. Quant aux populations rurales, elles sont stabilisées. Elles fluctuent certes. Mais elles ne dépasseront guère, jusque vers 1720-1730, le niveau qu’elles avaient atteint une première fois vers 1300-1310. Ainsi, crispée, bloquée, stabilisée «au plafond», la civilisation rurale, en son âge classique, avant sa désintégration progressive par la société industrielle ou postindustrielle, se prête convenablement à l’observation structurale, et à la description fonctionnelle.

L’équilibre démographique

La civilisation rurale, par exemple au XVIIe siècle (mais ce siècle présente beaucoup de caractéristiques qu’on trouverait déjà à la fin du Moyen Âge et encore au XVIIIe...), c’est d’abord une démographie. Et cela, bien avant d’être un art du bois ou un style du vêtement ou une littérature populaire, ou telle autre spécialité folklorique à laquelle on penserait d’abord en prononçant les mots «civilisation rurale».

Cette démographie est une démographie d’équilibre; ou du moins, tant bien que mal, elle tend vers un certain équilibre. (Une telle observation, à vrai dire, vaut surtout pour l’Occident; en Chine, au contraire, les sociétés paysannes semblent douées de facultés d’expansion du peuplement extraordinaires. Mais il est vrai que l’on ne dispose pas – et pour cause! –, dans l’Empire du Milieu, des registres paroissiaux qui permettraient de jauger le cas chinois.)

Une forte mortalité

En Occident, l’équilibre du peuplement, et le blocage démographique de la civilisation rurale sont obtenus d’abord, de façon naturelle et cruelle, par la mort. Celle-ci agit par l’intermédiaire des famines et des crises de subsistances; de temps à autre, les mauvaises saisons – par exemple les années froides et humides du XVIIe siècle – font geler ou pourrir les moissons, et donc périr des millions d’hommes en Europe de l’Ouest. Mais davantage, peut-être, pèse l’impact des épidémies: la peste d’abord. Depuis la grande phase «d’unification microbienne du monde» eurasiatico-américaine, la peste hante les campagnes d’Occident, dans lesquelles elle est propagée grâce au réseau des routes et des villes, nids à rats, puces et microbes, et plaques tournantes des contagions. Et puis, avant même la disparition européenne des pestes (enregistrée vers 1670-1720), et plus encore après celle-ci, on doit compter avec les dysenteries effroyables, qui déciment des villages entiers; avec la variole, qui revient tous les trois ou cinq ans pour tuer les petits enfants; avec les maladies pulmonaires pendant l’hiver et intestinales pendant l’été, sans oublier le typhus, la thyphoïde, la syphilis, la noyade et les loups... et tout ce qui fait que dans une province apparemment charmante et riante comme l’Anjou, la population reste stationnaire pendant tout le XVIIIe siècle: à cause des épidémies, et en dépit de l’expansion démographique qui, dès cette époque, se poursuit partout ailleurs.

Spécialement forte est la mortalité infantile et juvénile. Soit quatre enfants, le nombre moyen de naissances dans une famille rurale du XVIIe siècle. (Ce chiffre peut paraître bas, vu l’absence ou la quasi-absence de contraception à cette époque. Il est pourtant véridique, car beaucoup de familles sont rapidement rompues, en ce siècle de mortalité intense, par le décès de bien des parents: ce grand nombre de «lits brisés» contribue à faire baisser les moyennes de la natalité jusqu’au chiffre de quatre naissances par couple.) Sur quatre bébés qui naissent, un meurt avant l’âge de un an révolu; un autre mourra lui aussi avant l’âge de vingt ans révolus. Il restera deux survivants qui perpétueront la race: ils reproduiront simplement, sans rien augmenter, l’effectif des deux parents, père et mère, qui jadis leur avaient donné le jour. Il est permis de dire, en paraphrasant Marx, que la civilisation rurale, pendant une longue période, a connu la reproduction simple, bien plutôt que la reproduction élargie.

Le mariage tardif

Cependant l’équilibre démographique de la civilisation rurale n’est pas obtenu simplement par ce moyen barbare qu’est la mort due à la famine ou aux épidémies. Les ruraux disposent également de techniques moins cruelles, et qui contribuent elles aussi à limiter les effectifs humains. À défaut de contraception (coitus interruptus ) déjà connue, mais peu répandue, les sociétés paysannes (et bourgeoises) d’Europe occidentale – dont le comportement pourrait se comparer, en l’occurrence, dans un tout autre registre, avec celui de nombreuses sociétés animales et humaines primitives – utilisaient à l’époque classique des méthodes de contrôle démographique qui étaient tout à fait humanitaires (encore qu’elles puissent paraître bien rigoureuses, dans l’époque de relâchement où nous vivons). Le système le plus employé, et de plus en plus répandu au fur et à mesure que la civilisation rurale s’avance vers les XVIIe et XVIIIe siècles, c’est celui du mariage tardif accompagné de chasteté préconjugale.

Plus généralement, du XVIIe au début du XXe siècle, le mariage tardif est une institution largement diffusée dans une vaste zone de civilisation rurale qui recouvre toute l’Europe de l’Ouest: parmi les peuples de cette zone, les filles convolent à 25 ans, les garçons à 28 ans; et de nombreux célibataires sont laissés pour compte. En Europe orientale au contraire (sans même parler de l’Asie, et notamment de l’Inde), le mariage précoce ou même très précoce était largement répandu. De ce fait, la période de fécondité active des femmes se trouvait automatiquement allongée, de par leur entrée «dès potron-minet» dans la carrière conjugale. Les procédés non occidentaux de contrôle démographique se devaient du coup d’être beaucoup plus brutaux; ils tablaient sur la mortalité, l’infanticide, etc., beaucoup plus que sur le retard du mariage, caractéristique de la péninsule européenne.

La stratégie ouest-européenne du mariage tardif n’aurait eu cependant aucun sens si elle n’avait été complétée au village par la chasteté préconjugale. À quoi servirait en effet de se marier tard, si, étant fille encore, on devait engendrer entre 15 et 25 ans, entre la nubilité et la nuptialité, trois ou quatre petits bâtards? Au XVIIe siècle, la politique d’équilibre démographique, poursuivie avec ténacité par la civilisation rurale, impliquait la préservation farouche, jusqu’aux noces, de la virginité des jeunes filles. D’où les taux excessivement bas de naissances illégitimes et de conceptions prénuptiales (respectivement 1 à 2 p. 100 du total des naissances, et 1 à 2 p. 100 du total des premières naissances) qu’on rencontre en général vers 1650-1740, parmi les populations paysannes d’Ancien Régime. À partir de dates qui varient selon les régions, au cours du XVIIIe ou du XIXe siècle, cette austérité diminuera; des modèles de conduites sexuelles plus relâchées se répandront au village (voir Le Bigre de Diderot, et les souvenirs rustiques de Restif de La Bretonne) et, en même temps, se diffuseront les coutumes contraceptives.

Cependant, avant cette libération finale, la large prévalence des modèles d’ascétisme préconjugal parmi les populations rustiques de l’Ancien Régime était intimement liée au succès des sectes, des religions et des hérésies de l’austérité: puritanisme dans les pays anglo-saxons; calvinisme, et aussi, et surtout jansénisme dans la France majoritairement catholique. Max Weber avait parfaitement perçu le rôle essentiel que joue l’éthique de renoncement aux joies de ce monde, accompagnée d’un intense travail dans le monde, au sein des sociétés de l’âge classique; il définissait ces attitudes comme typiques d’une ascèse de l’épargne, et d’une préparation pour un capitalisme à venir (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ). Sans pour autant contredire ce point de vue wébérien, il est permis de penser que les religions du renoncement dans le siècle, si aimées de notre vieille civilisation rurale, sous-tendaient aussi les architectures bien comprises de l’équilibre démographique. Et c’était là l’une des grandes raisons de leur succès.

Le mariage tardif, happy end d’une jeunesse chaste et même virginale, est donc au centre de la biographie des paysans d’ancien type: il est vécu par les jeunes hommes qui se marient à 25-30 ans, comme une attente proche, ou même réalisée, du décès de leur père (les pères meurent en effet vers 55 ans, dans les conditions moyennes de la démographie populaire de jadis). Le mariage tardif implique, à plus ou moins brève échéance, la possibilité pour le nouveau couple de s’installer dans une maison à soi, rendue vacante par la mort d’un ou des deux «auteurs» (père ou mère) du mari. Les noces «après Sainte-Catherine» représentent ainsi une institution commode qui permet statistiquement d’ajuster le nombre des couples au nombre des maisons disponibles (J. Dupâquier); il y a là une façon indirecte et élégante d’adapter le marché matrimonial et démographique au volume inélastique des emplois, des subsistances et du territoire cultivable qu’offrent la nature et la culture aux groupes humains.

Facteurs divers de limitation des naissances

Pour limiter la fécondité rurale, le mariage tardif n’est pas la seule technique valable: on peut aussi instituer, l’Église aidant, des phases d’austérité sexuelle pendant le carême. Et puis des facteurs de stérilité purement physiologique peuvent intervenir: en période de famine, l’aménorrhée de dénutrition, à causes psychosomatiques, rend les épouses momentanément infertiles. En temps normal, la femme qui allaite est statistiquement immunisée contre une nouvelle grossesse pendant la quasi-année de lactation maternelle qui suit l’accouchement. Ainsi s’explique le paradoxe curieux et pourtant réel, qui veut que la fécondité des campagnardes vers 1600-1750 soit moins élevée que celle des citadines; moins élevée notamment que celle des bourgeoises, des petites-bourgeoises et des femmes d’artisans, qui disposent d’assez d’argent pour placer leur bébé en nourrice: n’étant plus protégées par l’allaitement, ces mères urbaines sont exposées au risque des grossesses annuelles. Alors que la fertilité conjugale des paysannes, elle, est plus espacée, calquée sur l’assolement biennal: elle se traduit par un enfant tous les deux ans, compte tenu du temps de grossesse, du temps de lactation et de divers impondérables.

L’exode rural vers les villes constitue aussi, dès le XVIe-XVIIe siècle, un autre facteur d’équilibre démographique: beaucoup de petites jeunes filles, issues des milieux rustiques, vont en effet s’embaucher, à cette époque, comme servantes en ville. Elles s’y marient très tard, ou pas du tout, ou encore elles meurent précocement de phtisie ou (et) de misère. La ville soustrait ainsi aux campagnes des milliers de ventres fertiles: elle condamne ceux-ci, en milieu urbain, à ne pas enfanter; ou bien à engendrer des bébés condamnés à mort (cette dernière «clause» s’expliquant par la très forte mortalité infantile qui règne spécifiquement dans les milieux citadins). La ville fonctionne ainsi comme une soupape de sûreté qui assure, dans les conditions d’un équilibre tragique, la non-croissance de la démographie campagnarde.

Famille nucléaire et famille élargie

S’agissant des structures cellulaires du peuplement rural, on se doit également d’évoquer ici les problèmes de la famille ou du «groupe domestique» (H. Mendras). En règle usuelle, dans les portions septentrionales du monde paysan de l’Europe de l’Ouest, la famille rustique est nucléaire: autrement dit, elle est centrée pour l’essentiel sur le couple marié des petits exploitants ou des journaliers agricoles. Ce couple est chargé en moyenne d’une paire d’enfants survivants; quelquefois aussi, quand la mortalité de l’époque n’est pas trop forte, ou la pauvreté du ménage pas trop marquée, ce couple peut avoir à son foyer, respectivement, un ascendant, ou bien une servante ou un valet; chez les gros exploitants qui ne constituent de toute façon qu’une faible minorité parmi les chefs de famille, on pourra trouver, bien entendu, plusieurs domestiques qui font partie du «foyer». Quoi qu’il en soit des fioritures et variations toujours possibles, la famille nucléaire, comme modèle prédominant depuis le XIIIe siècle (R. Fossier), se rencontre dans la moitié nord de la France, ainsi qu’en Angleterre, aux Pays-Bas, et, somme toute, dans les vastes zones de la paysannerie la plus développée (ou la moins sous-développée, eu égard à nos critères contemporains). Dans la moitié sud de la France, et en général dans les pays méditerranéens, la famille nucléaire conserve certes sa prééminence numérique dans l’effectif total des ménages. Mais elle perd le monopole quasi absolu qu’on lui reconnaissait plus au nord... Elle coexiste, dans le Midi, avec diverses formes de familles élargies: celles-ci, aux époques de crise (XIVe-XVe s.) et même quelquefois pendant les siècles plus tardifs (XVIIe-XVIIIe s.), peuvent, le cas échéant, concerner des minorités importantes de la population rurale totale (jusqu’à 30 ou 40 p. 100). La famille élargie, dont il existe divers types, associe à un même foyer le couple précité des parents, leurs enfants et

a ) le couple des ascendants ou un fragment du couple des ascendants, grand-père ou grand-mère suivant les cas (famille élargie verticalement),

b ) un (ou plusieurs) frère, sœur, ou cousin, célibataire; ou marié, et, dans ce second cas, flanqué de son conjoint et éventuellement de ses enfants (famille élargie horizontalement).

La combinaison de (a ) et de (b ) au sein d’une même famille élargie est extrêmement rare. La succession chronologique en revanche de (a ) à (b ) est largement concevable.

Qu’en est-il du leadership de la famille élargie? Dans le midi de la France, où le problème est bien connu grâce aux travaux de Jean Hilaire, c’est le paterfamilias qui dirige la famille large. Au Pays basque, celle-ci comporte même des survivances matriarcales assez perceptibles; en revanche, dans le nord du Massif central, (Auvergne, pays de Thiers, Nivernais), les familles élargies qu’on trouve encore au XVIIIe siècle sont organisées selon un style qui n’est ni patriarcal ni paternaliste, mais très proche de la zadruga yougoslave; ce «style» implique: 1o la collaboration intrafamiliale de trois, quatre ou cinq couples mariés, liés les uns aux autres par phratrie ou cousinage; 2o l’élection d’un maître et d’une maîtresse , non mariés l’un avec l’autre, et qui correspondent respectivement au domacin et à la domacina de la zadruga yougoslave; 3o la communauté de biens, l’autarcie, et même l’«endogamie intra-zadruga», s’il est permis d’user de cette redondance commode.

Les dernières familles élargies d’Auvergne et de Nivernais, bâties sur ce modèle, ont fourni à Restif de La Bretonne ses premiers modèles pour la construction d’un socialisme utopique et lignager.

Qui dit famille dit aussi coutumes d’héritage et circulation des biens par régulations successorales. Ces problèmes spécifiques ont été magnifiquement traités dans le livre de Jean Yver intitulé Géographie coutumière de la France et dans deux articles du même auteur.

Les coutumes d’héritage

Yver donne un aperçu, par province ou groupe de provinces, des coutumes d’héritage dans la France des très anciens régimes (XVIe s.) et dans les régions ou peuplades frontalières. Dans le Nord français, parmi des populations qui ont de solides traditions ethniques (Normandie, Flandre), règne le partage égalitaire des biens: on distribue le bien de famille en parts égales à chacun des enfants (ou le cas échéant, à chacun des héritiers qui ont droit à ce titre de par leur position dans le lignage) quand s’ouvre, à la suite d’un décès, la succession d’un père de famille ou de quelque autre personne. Cette coutume encourage le morcellement. En ce sens, elle est à la fois archaïque (puisque liée à l’ethnie, flamande ou normande) et moderniste (puisque égalitaire). Dans le Midi en revanche, de par le droit romain notamment, sévit le pouvoir souverain du paterfamilias : celui-ci est autorisé à donner sa terre indivise à l’un de ses fils, et pas nécessairement à l’aîné, afin de préserver l’unité de son domaine. Plus profondément, dans le Midi, et surtout dans d’assez vastes régions du Nord, on rencontrait puissamment répandue (lors de la Renaissance des coutumes) l’idée que la terre de la famille ou de la maisonnée ne doit pas être divisée, mais qu’elle doit être transmise d’un couple marié vivant dans une maison donnée au couple suivant. L’héritage était donc censé se transmettre d’un père à un fils, ou à défaut de fils, d’un beau-père à un gendre. Cela impliquait l’exclusion des autres enfants mariés, qui obtenaient seulement une dot au moment de leurs noces.

En d’autres termes, on avait essentiellement deux systèmes: l’un de morcellement successoral, effectué en fonction de la structure du lignage; l’autre, où l’héritage était de préférence indivisible, fondé sur la succession de vieux ménages à jeunes ménages. L’un des systèmes (normand ou flamand) privilégiait la consanguinité, l’autre l’alliance.

Mais en fin de compte, au XVIe siècle, l’essor démographique est le plus fort. Bien que les distinctions «ethnographiques» qu’on vient d’évoquer ne soient pas totalement effacées, la division successorale et le morcellement gagnent la faveur générale, spécialement dans la région parisienne et même dans le Midi. À la longue une telle tendance est contraire à la stabilité du monde rustique.

3. Les structures économiques

Économie de subsistance et économie de surplus

Les structures économiques de la civilisation rurale sont fondées sur la coexistence d’une économie de subsistance, qui s’incarne dans les petits lopins du paysan, et d’une économie du surplus (ou pour le moins du surplus alimentaire ...; car, en ce qui concerne le surplus monétaire , le lopin précité fournit lui aussi sa quote-part); cette seconde catégorie (celle du «surplus») est fondée sur des domaines moyens ou étendus qui sont généralement possédés par des nobles, par des clercs, ou par des bourgeois citadins: les uns et les autres exploitent leurs vastes terres quelquefois eux-mêmes, et généralement grâce à des fermiers ou à des métayers.

Bien entendu ce schéma souffre de nombreuses exceptions, qui le complètent et qui le nuancent sans pour autant l’infirmer tout à fait. Les dîmes et autres redevances qui prélèvent du grain chez les petits possédants l’offrent finalement à la consommation des citadins; les petites parcelles des vignerons et des jardiniers, d’autre part, ne sont pas destinées à satisfaire l’autoconsommation paysanne, mais bien davantage aux marchés urbains. Et, s’agissant des grands domaines, ce n’est pas toujours la portion frumentaire de leur production qui voyage le plus vers les halles de la ville proche. Le blé des grands, bien souvent, est consommé, au moins dans les régions arriérées, par la maisonnée des maîtres; ou bien, il est acheté, tant bien que mal, par les journaliers du village proche, dont les minuscules «propriétés» sont insuffisantes pour faire subsister une famille, ou encore il est mangé sur place... par les rats ou par les charançons dans les granges. En fait, dans les régions périphériques, comme le Cotentin par exemple, les grands domaines sont vendeurs de bétail plus que de grain: bœufs, veaux et porcs se déplacent plus facilement vers les villes que ne le feraient, le long des mauvaises pistes, les chariots chargés de grain.

Les phénomènes de feedback

Dans le trend , l’économie agricole de la civilisation rurale peut également être considérée du point de vue de ses mécanismes d’équilibre: les phénomènes de rétroaction ou de feedback permettent en effet, en cas de dérèglements accidentels ou momentanés du système, de ramener celui-ci à la position stable vers laquelle il tend du fait même de ses structures. De très grands exemples historiques, étalés sur plusieurs siècles, montrent la civilisation rurale s’écartant largement de cette «position d’équilibre», pour ensuite y retourner de façon graduelle.

Soit par exemple la série des catastrophes en chaîne, pestes successives, guerre de «Cent Ans», famines conséquentes ou concomitantes, qui, multipliées les unes par les autres, détruisent, à partir de 1348 surtout, l’architecture savante de l’économie et de la démographie rurales telle qu’elle s’était établie en Occident depuis le XIIIe siècle et l’époque gothique. Essentiellement agreste, la population «française», évaluée dans le cadre des frontières actuelle, dépassait vraisemblablement 17 millions d’habitants vers 1320-1330. Elle tombe à moins de 10 millions d’âmes, et peut-être à beaucoup moins que ce chiffre, vers 1440. Du coup se révèlent, dans l’économie rurale, des mécanismes qui, vers 1460-1480, s’avèrent graduellement compensateurs: en un monde désormais vide d’hommes, les lopins des quelques paysans survivants s’agrandissent: ils phagocytent, en effet, par le jeu des héritages concentrés sur un légataire unique, les petits lopins des disparus. Sur ces possessions devenues plus vastes, les exploitants vivent mieux, le malheur des uns contribuant au bonheur des autres. Plus généralement, sur les terroirs des villages qui furent entièrement désertés du fait de la dépopulation, les forêts, vers 1450, repoussent; ou bien les pacages prennent la place des céréales. Les paysans ont donc du gibier, du bois pour se chauffer ou se loger, de l’espace herbu pour faire paître leur bétail. D’autre part, vers 1450 toujours, la main-d’œuvre manque et les terres à défricher sont nombreuses: la productivité marginale du travail (productivité du dernier ouvrier pris à l’embauche) est donc très haute, et les salaires agricoles sont fort élevés. Le concept de salaire rural, en l’occurrence, n’est du reste pas lié nécessairement aux circuits de la monnaie. Il peut fort bien, dans une économie qui souvent reste quasi «naturelle», s’appliquer aux gages en nature ou à la part de moisson que touchent les domestiques agricoles et les saisonniers. En même temps que s’impose après 1460 une haute conjoncture salariale, il apparaît que la demande de terres exercée par des exploitants peu nombreux est faible: de ce fait, la rente foncière que sont en mesure d’exiger les seigneurs et les grands propriétaires est misérable. Bonne affaire pour les paysans: n’étant ni tondus ni écorchés par les maîtres du sol, ils peuvent s’offrir un standard de vie fort convenable. Hélas! cette situation plaisante, qui culmine vers 1480, a logiquement tendance à se renverser: en effet, qui dit bon salaire, bon revenu d’exploitant, gros lopin, forte ration de pain, de viande, de bois et de gibier, dit aussi et par définition niveau de vie tout à fait correct; et donc – à titre probable – mortalité plus basse, natalité plus forte (dans un régime de type traditionnel) et, en fin de compte, hausse démographique. Alors, se mettent en place des mécanismes inverses de ceux qui viennent d’être décrits. C’est le feedback ! Au XVIe siècle, au fur et à mesure qu’augmente la population rurale, les lopins individuels des paysans s’effilochent comme peau de chagrin, au point que s’instaure une «agriculture en miettes». Les salaires réels baissent, et la paupérisation des ouvriers campagnards s’affirme, affectant aussi bien les gages en nature que les salaires en monnaie. En même temps, au fur et à mesure que monte la houle démographique, la demande de terres s’accroît. La classe propriétaire des maîtres du sol (noblesse foncière, clergé qui perçoit la dîme, État qui lève l’impôt sur les paysans) est en mesure d’augmenter ses exigences, puisque les ruraux, en surnombre, n’ont pas le choix. Désintégrée sur sa gauche par un morcellement à causes démographiques, happée sur sa droite par les rassembleurs de terre, écrasée par les prélèvements divers et croissants des maîtres du sol, la petite tenure paysanne, vers 1550-1660, ne sait plus où donner de la tête. Le niveau de vie de la masse des cultivateurs tombe, le paupérisme devient général; un contexte de famines, d’épidémies – et aussi de mariages retardés afin de limiter les dégâts du paupérisme – s’instaure. La mortalité augmente, la natalité baisse, l’essor démographique est finalement jugulé, à la fin du XVIe siècle et au XVIIe, par les mécanismes de feedback qu’on vient d’évoquer.

La civilisation rurale se révèle donc capable d’obtenir cette «croissance démographique zéro» qui constitue aujourd’hui le rêve (difficilement réalisable) des démographes du monde entier, nostalgiques de l’équilibre. Au prix d’épreuves et de privations aiguës, cette civilisation démontre qu’elle porte en elle-même l’énergie nécessaire à son autostabilisation.

Les révoltes rurales

Sur un autre plan, la civilisation rurale se trouve placée devant des problèmes de pouvoir, de politique, de contestation et de révolte. Elle possède ses cellules de sociabilité politique (la communauté d’habitants), et même ses cellules de sociabilité militaire (le groupe des jeunes gens non mariés du village, organisé en association folklorique, qui peut, éventuellement, contribuer à fournir la piétaille d’une armée rustique). Cependant, les centres essentiels de décision et de prélèvement (l’État, l’Église, la ville, la seigneurie) échappent plus ou moins au contrôle paysan. De là, des frictions et des conflits; de là aussi l’occurrence – assez fréquente dans la société traditionnelle – de révoltes et de guerres paysannes, qui peuvent se comparer aux grèves et aux insurrections ouvrières dans la société industrielle. Les soulèvements agraires ne visent point à prendre possession de l’intégralité du pouvoir: un tel rêve, utopique, n’est guère caressé que par une poignée de millénaristes, beaucoup moins influents dans le milieu rural qu’ils ne le sont dans la population citadine. Prosaïques, les révoltes rurales visent surtout à récupérer, au profit des villages, une partie du pouvoir détenu par la société englobante; elles visent à diminuer ainsi, voire à annuler, certains des prélèvements qu’effectue celle-ci.

La révolte rurale est rarement le fait unique des éléments les plus pauvres parmi les habitants des paroisses ou des communautés. On trouve cependant, dans le cas certes particulier des civilisations rurales qui sont déjà très pénétrées par le capitalisme, des luttes de classe bien caractérisées entre riches laboureurs et pauvres manouvriers: l’exemple, isolé, de la guerre des Farines, dans les campagnes parisiennes, en 1775, est typique à cet égard. Mais fondamentalement, les révoltes paysannes, quand elles sont importantes, mettent en cause le noyau dur et relativement aisé de la communauté villageoise: autrement dit les laboureurs, les exploitants petits et moyens, et quelquefois les gros exploitants, quand ils existent. Très frappante, quant à ce problème, est la statistique que publia jadis Henri Pirenne, à propos des guerres paysannes, en Flandre, au début du XIVe siècle: la plupart des rebelles, qui, en ce temps-là, furent capturés les armes à la main, étaient des possesseurs-laboureurs, propriétaires d’un ou plusieurs hectares. Éric Wolf, qui a étudié les Guerres paysannes du XXe siècle en Chine, en Russie, au Vietnam, à Cuba et en Algérie, aboutit à des conclusions analogues.

La lutte antiseigneuriale

Le type de soulèvement rustique le plus connu, mais pas nécessairement le plus fréquent, dans la civilisation rurale traditionnelle, c’est la révolte antiseigneuriale. Ainsi, au XIe siècle, les rustres de Normandie, «par vingt, par cinquante, par cent», forment une puissante conspiration contre la classe nobiliaire et seigneuriale: elle les exploite, disent-ils, à coups de redevances, et aussi de corvées trop lourdes; elle leur enlève les communaux, les bois, les rivières et les épines, pour y installer ses domaines et ses prairies. Mal en prend à ces campagnards normands contestataires; ils sont massacrés. Quant aux Jacques de 1358, près de Paris, ils sont dirigés, semble-t-il, par des laboureurs aisés; et ils font un massacre de la noblesse... Les paysans allemands, en 1525, groupés autour de leurs communautés ou Gemeinde , mènent une lutte sur plusieurs fronts; ils se gardent tout à la fois contre le pouvoir seigneurial, qui les opprime, et contre l’Église, qu’ils accusent d’être infidèle à l’Évangile (on est en période de Réforme); de même en France, dans le bassin de Paris et en Languedoc, vers 1560, les redevables ruraux font la grève des dîmes dues au clergé. En 1789, dans une situation qui certes diffère beaucoup de celles qui viennent d’être évoquées, les masses paysannes, idéologiquement réactivées grâce à la mini-culture que distribue l’école paroissiale, retrouvent et entretiennent leur vieille hostilité contre les seigneuries et les noblesses; celle-ci se conjugue efficacement avec les frustrations «antiprivilégiées» des masses citadines.

Cependant, la lutte antiseigneuriale n’est pas, il s’en faut de beaucoup, l’élément le plus typique de la contestation paysanne. Pendant une très longue période, du XVe au XVIIIe siècle, les paysans «français», par exemple, ont dirigé l’essentiel de leur mince activité «militante», quand celle-ci existait, contre l’État et contre ses séides, chargés de collecter les impôts ; éventuellement, par ricochet, ils se sont dressés contre l’armée royale, utilisée par le pouvoir pour la répression des révoltes. Une agressivité de ce type est fort logique: dans une société essentiellement paysanne, l’État est l’une des clés de voûte, ou même quelquefois l’organe essentiel de la partie non paysanne ou «englobante» de ladite société. Cette dichotomie (paysan-non-paysan; dominant-dominé, englobant-englobé) peut donc se traduire en luttes antiétatiques.

Révoltes antifiscales et antiétatiques

Quelques révoltes antifiscales et antiétatiques assez remarquables ont été récemment étudiées par R. Mousnier, B. Porchnev, M. Foisil ou Y. Bercé. En Normandie, les «nu-pieds» (ruraux du bocage qui se rebellent en 1639) sont solidaires des bouilleurs de sel, qui font évaporer l’eau de mer dans leurs marmites sur les plages du Mont-Saint-Michel: ces bouilleurs vendent le sel à bon marché aux villages; alors que Richelieu, lui, prétend faire casser les marmites, afin d’obliger les Bas-Normands à consommer le sel vendu très cher par la gabelle gouvernementale... La révolte des nu-pieds de 1639, issue des petites communautés villageoises de laboureurs du bocage, est dirigée par des curés et vicaires, par de petits seigneurs et des nobles endettés, par des avocats besogneux. Elle a donc son clergé, sa noblesse, son tiers état; et elle se dresse contre la société officielle et contre l’élite du pouvoir (fiscal...) au nom d’une contre-société à format réduit, chlorophyllienne et contestataire. Les nu-pieds revendiquent le rabais des impôts, le retour à l’âge d’or symbolisé par les noms d’Henri IV et de Louis XII, deux rois dont la voracité fiscale était modérée...; ils demandent enfin l’autonomie ou même l’indépendance de la Normandie. En Périgord, les «nouveaux croquants » de 1637 sont conduits par La Mothe la Forêt, petit noble mystique. Ils demandent une société débureaucratisée: les représentants des villages y viendraient verser leur obole, modeste, informelle, et fiscale, au roi lui-même, assis sous son chêne; ce versement se ferait directement «de la main à la main», sans prélèvement intermédiaire au profit des sangsues du fisc.

Révoltes contre la ville

Il faut mentionner enfin les révoltes paysannes contre la ville, celle-ci étant accusée de faire monter les prix par le marché noir; de donner asile aux receveurs des impôts et autres maltôtiers; d’être l’antre des rassembleurs de terre qui rachètent le lopin du pauvre monde; d’être la caverne des brigands qui, bien protégés par les murs de la cité, viennent de temps à autre faire des sorties et des raids contre les hameaux sans défense.
DIR
\
Vous crèverez dans vos villes.
\
Maudits patauts,Tout comme les chenilles,Les pattes en haut/DIR

chantent les Vendéens de 1793, à l’encontre des bleus ou républicains qui résident dans les villes. Et deux cents ans plus tôt, les premiers croquants du Limousin-Périgord, en 1593, auraient pu proférer à peu près la même chanson contre leurs ennemis et exploiteurs habitant les villes, en l’occurrence Périgueux et Bergerac, détestées par les croquants à l’égal de Sodome et de Gomorrhe. D’une façon générale, à l’égard de ses éventuels ennemis de tous les bords – seigneurie, État, ville, haut clergé –, le village est fort capable de se battre alternativement, ou même simultanément, sur tous les fronts; il pratique, dans ces conditions, une stratégie «tous azimuts».

Le leadership des révoltes rurales pose des problèmes: le village, en effet, est trop souvent tourné vers son propre nombril, le porche de l’église paroissiale étant, pour les membres de la communauté, l’ombilic de leur petit univers. Les rustres, quand ils ont affaire au monde extérieur, ont donc tendance à puiser leurs leaders parmi ces médiateurs naturels que sont, vis-à-vis des forces étranges de la société englobante, les petits notables, les curés, et aussi, quand ils ne sont pas en conflit direct avec les paysans, les seigneurs locaux.

4. Religion, culture et folklore

Religiosité et paganisme

Dans le cas des sociétés paysannes d’Europe occidentale, la religion rustique est essentiellement un christianisme interprété selon les modalités du folklore local. En principe, à l’apogée de la civilisation rurale (XIIIe-XIXe s.), les éléments les plus flagrants du paganisme ont été éliminés, depuis belle lurette, de la religiosité paysanne: le culte des pierres, des arbres, des plantes et des bêtes en tant que tel a disparu. Enchâssées dans un corps de bois, les pierres de lune sont devenues des vierges noires. Jusqu’à une date tardive (VIIe siècle...), les missionnaires chrétiens ont brûlé les idoles monstrueuses et abattu les arbres-dieux. Des légions de saints se sont installées sans façon sur l’emplacement des sources et des bois sacrés. Ils ont personnalisé, «humanisé» le vieux paganisme folklorique. Ils ne l’ont pas fait disparaître: saint Médard fait tomber la pluie, sainte Barbe protège de l’orage; et des centaines de saints thaumaturges, judicieusement postés aux fontaines miraculeuses, veillent, des pieds à la tête, sur les organes respectifs des malades qui se présentent à la cure. Certes l’Église, surtout après le concile de Trente (1545-1563), peut bien rappeler aux villageois, de temps à autre, que les saints, et même la Vierge, ne sont que de simples intercesseurs auprès de la Trinité. Mais, pour les paysans qui célèbrent le culte de saint Joseph ou de saint Antoine, cette casuistique est sans valeur: le saint, de leur point de vue, possède bel et bien des pouvoirs personnels; il n’a pas à passer par l’intermédiaire du Tout-Puissant pour obtenir telle ou telle grâce sur la terre. En ce sens, le saint demeure un petit dieu rustique et même touristique (cas des pèlerinages): on reste très près du paganisme. Mieux vaut, du reste, ne pas affronter trop violemment cette théologie boiteuse, mais efficace et crédible, que se sont forgée les villages ad usum rustici ; au temps de la Réforme, les ministres huguenots tentèrent souvent, en France, d’évangéliser les campagnes et de briser les statues de la Vierge: ils durent plus d’une fois s’enfuir, trop heureux de n’être pas massacrés par les paroissiens en furie. Et, de même, la seconde tentative de défolklorisation du christianisme rural, menée par les curés jansénistes à partir du début du XVIIIe siècle, se soldera souvent par un désastre pour l’Église: en tentant d’épurer le culte des saints et de désamorcer le culte des morts (celui-ci souligné pendant si longtemps par l’enterrement des cadavres sous le pavé des églises), le catholicisme aboutira finalement à creuser sa propre tombe; il s’aliénera les très nombreux paysans pour lesquels la religion ne se conçoit pas sans folklore.

La culture orale

Le folklore cependant déborde très largement le terrain des cultes et des sanctuaires. Il se concrétise aussi par la vivacité d’une culture orale: celle-ci s’incarne par exemple dans le conte populaire, déposé dans la mémoire de conteurs spécialisés qui apprennent leurs histoires par cœur. L’âge venant, ils transmettent les récits à un jeune homme doué d’une bonne mémoire, qui, à son tour, en vieillissant passera le flambeau à un plus jeune. Ainsi se transmet, venue du fond des âges, une sagesse narrative et normative qui circule, se transforme, se décompose et se recompose sans cesse, en voyageant par allers et retours de Gibraltar à l’Oural, et bien au-delà, à travers les espaces de l’Eurasie. La France rurale, de ce point de vue, n’était jusqu’au XIXe siècle qu’une province culturelle parmi bien d’autres, au sein d’un très vaste monde. Le conte populaire y est parvenu à la notoriété de l’imprimerie, et même jusqu’à la très grande littérature grâce à l’œuvre de Perrault. En Russie, Vladimir Propp, qui a étudié de près ce genre à la fois littéraire et paysan, se demande si la structure extrêmement rigide et canonique du conte ne reflète pas quelque religion très ancienne du voyage des morts et de la transmigration des âmes vers l’au-delà. Sans aller nécessairement jusque-là, on peut constater que les deux premiers récits (no 1 et no 2, tous deux tirés du cycle du Renard ) qu’ont recueillis Aarne et Thompson dans leur immense classification systématique du conte populaire aux XIXe et XXe siècles étaient aussi les deux premières histoires qui venaient spontanément à la bouche du narrateur paysan que Noël du Fail (vers 1540) a dépeint, dans l’une de ses nouvelles, comme actif à l’extrême fin du XVe siècle: preuve, s’il en était besoin, du formidable immobilisme du folklore rural à travers les siècles; les transformations et renouvellements constants qui affectent le conte populaire représentent bien souvent un perpétuel retour sur soi-même, comme d’un serpent qui se mordrait la queue. Qu’il y ait aussi, dans le fonds légendaire des récits qui circulent au sein de la civilisation rurale, une conception quasi religieuse, mais non chrétienne de la fécondité-fertilité, c’est bien certain: l’immense popularité du thème de Mélusine, l’être à corps de femme et à queue de serpent, est significative à cet égard. Jaillie des sources, Mélusine est simultanément bonne mère des grands lignages paysans et nobles et gardienne de la forêt: elle sait quand il le faut, après ses noces fécondes avec un mortel, autoriser la coupe des arbres et les défrichements; elle garantit la fertilité des récoltes et la prospérité des maisons (au double sens du mot maison: bâtisse et lignage); elle symbolise un culte des puissances de la reproduction, au sein duquel se mêlent inextricablement les intérêts de l’agriculture et de la famille, et les obsessions du sexe relatives à la mère phallique. Il ne faut pas en déduire, pourtant, que le folklore de la civilisation rurale est purement archaïque et donc politiquement conservateur: il contient, en fait, des éléments nettement subversifs, éventuellement révolutionnaires. Mélusine elle-même, dans certaines régions, est lapidée dans son puits par les paysans pour avoir été méchante seigneuresse; et les légendes paysannes sont bien bavardes, dès lors qu’il s’agit de raconter l’histoire de tel ou tel détestable seigneur qui a exploité ou trompé ses fermiers ou tenanciers. Ledit seigneur se parjure-t-il, affirme-t-il qu’il a toujours été honnête et correct avec ses sujets, il est alors foudroyé sur-le-champ, et transformé en grand chien noir ou en loup; le voilà condamné à servir d’ancêtre-totem pour ses descendants. On le revoit de temps à autre, sous sa forme de bête, les soirs d’orage, devant la cheminée familiale.

L’espace manque ici pour parler en détail de la civilisation matérielle du village: elle est fort médiocre à la fin du Moyen Âge et encore à l’époque classique (les paysans s’habillent par exemple d’habits rapiécés achetés d’occasion aux citadins; leur mobilier consiste surtout en quelques coffres prudemment fermés à clef contre les voleurs). Mais plus tard, aux XVIIIe et XIXe siècles, cette «culture matérielle» s’épanouira pendant la phase de croissance économique et démographique de la civilisation rurale: l’armoire normande incarnera dès lors, en milieu rustique, une conception cartésienne de l’ordre; et les costumes régionaux, coiffe bretonne en tête, affirmeront l’acculturation des tailleurs de village, sensibles tout à la fois aux modes de la ci-devant cour et de la bourgeoisie, et aux idées républicaines venues de Paris.

Organisation sociale de la communauté rurale

La culture folklorique concerne aussi la distribution des rôles et des pouvoirs à l’intérieur même de la communauté paysanne. Le groupe des jeunes hommes non mariés se distingue de celui des hommes mariés; il l’affronte parfois dans de sévères parties de soule (jeu de balles qui est l’ancêtre, ou du moins l’«oncle» de notre rugby). Cette ségrégation des jeunes célibataires affirme une bipartition qu’on retrouve parfois, de façon imprévue, jusque dans la stratification officielle des couches sociales (P. Chéreau): la distinction entre citoyens (électeurs) et citoyens passifs (non électeurs) à l’époque de la Révolution française, reflète souvent, au village du moins, une différenciation de fait des groupes d’âges, plutôt qu’une véritable séparation des classes sociales. Si l’on tient compte aussi de l’existence (beaucoup plus discrète) de groupes de femmes mariées et de jeunes filles, la communauté paysanne peut se trouver écartelée comme un blason, entre quatre secteurs d’appartenance, selon l’âge et le sexe (à quoi se superposent, pour compliquer le pattern , les différences sociales entre riches et pauvres, laboureurs et manouvriers). Il existe ou il existait d’autre part, dans certaines des provinces françaises – tout comme en Polynésie! –, des «maisons des hommes»: chambrées, clubs, ou bistrots, elles développaient spécifiquement, au village, la sociabilité masculine.

La sorcellerie

Autre fait de folklore, la sorcellerie rurale pose des problèmes un peu différents. Elle est exacerbée à partir du XVIe siècle par la Réforme et par la Contre-Réforme: celles-ci, en épurant la religion de ses aspects les plus magiques, expulsent le prêtre de ses fonctions médiumniques et le transforment en petit fonctionnaire du culte. Réforme et Contre-Réforme, à force de tonitruations néo-théologiques contre le péché et contre Satan, donnent donc au Malin des rôles toujours plus importants. Elles confèrent de ce fait à la sorcière et à la sorcellerie villageoises une importance très grande aux XVIe et XVIIe siècles. Douée de pouvoirs maléfiques, dont peu de gens, à l’époque, contestent l’efficacité, la sorcière est en mesure de faire souffrir et de faire chanter ses adversaires, souvent haut placés. Elle incarne ainsi la revanche de la pauvresse contre le riche, et de la femme contre le chauvinisme mâle des phallocrates.

5. Différences régionales

Stable, stabilisée, équilibrée, la civilisation rurale est néanmoins ouverte au changement. Elle l’est plus ou moins selon les régions. En France, où de bonnes études historico-statistiques permettent d’y voir clair, on peut distinguer dès le XVIIIe siècle et a fortiori vers 1830 deux types de zones (cette dichotomie se retrouverait sans doute, plus ou moins accentuée, dans les autres «nations» de l’Europe occidentale).

Une région favorisée: le Nord-Est français

Dans la partie nord-orientale du ci-devant royaume français – au nord-est d’une ligne qu’on a baptisée de façon un peu simpliste la ligne Saint-Malo-Genève –, vivent des groupements humains qui sur les grands openfields limoneux se sont laissé plus ou moins contaminer, dès la fin du XVIIe siècle, par l’alphabétisation née des écoles paroissiales ou communales, les unes et les autres marquant une progression à peu près constante de la Renaissance à la Révolution, et de la Révolution à l’époque de Jules Ferry. Ces populations agrestes plus éclairées qu’ailleurs ont, d’autre part, dès le XVIIIe siècle, des occupations et métiers plus diversifiés que ceux des peuples ruraux pauvres de l’Ouest (Bretagne), du Centre (Massif central) ou du Midi (Pyrénées), essentiellement voués pendant longtemps à une agriculture de subsistance (à l’exception des régions viticoles). Les «limoneux» du grand Nord-Est, eux, ont davantage de charrons, de forgerons, de maréchaux-ferrants, d’ouvriers ou d’artisans du bois, du cuir et du fer, et de maîtres d’école que leurs concitoyens occidentaux, centraux ou méridionaux des autres régions de France. Mieux nourris aussi que le reste des paysans français, les paysans plus «développés» qui habitent au nord de la ligne Saint-Malo-Genève, dépassent de quelques centimètres la taille moyenne nationale: cette différence de stature, très accusée par comparaison avec les hommes petits, rachitiques et souvent souffreteux qu’on trouve au sud de la ligne précitée, ne tient nullement, ou très peu, à des raisons génétiques. Elle s’explique par la meilleure nourriture (davantage de viande et de froment), peut-être aussi par la scolarisation plus forte en milieu septentrional, celle-ci arrachant quelque peu les enfants de la campagne à un travail physique trop écrasant. Les hommes du grand Nord-Est sont par ailleurs mieux intégrés à la vie nationale. Ils paient plus fidèlement l’impôt du fisc et l’impôt du sang. De Jeanne d’Arc au capitaine Coignet, ils sacrifient plus volontiers leur vie sur les champs de bataille, pour la personne mystique du roi ou de l’empereur, que ne le font les occitans; ceux-ci, murés dans leur dialecte, ont peu d’affection pour une France du Nord qui ne les aime guère et à laquelle de temps à autre ils le rendent bien. De bonnes routes, créées par la monarchie ou par les autorités locales à coups de corvées paysannes, sillonnent d’autre part, à partir du XVIIIe siècle, la France rurale du Nord-Est: elles y favorisent le commerce des grains; elles y conjurent les crises de subsistance; grâce à elles, la brillante économie céréalière des plateaux à limon peut déployer ses potentialités, qui sont bien supérieures à celles des terres froides à seigles et à châtaignes, dont doit se contenter le Massif central.

Évolution de l’agriculture

Les causes de la supériorité agricole du Nord-Est français sont anciennes. Elles valent aussi pour les Pays-Bas, la Belgique, l’ouest de l’Allemagne, le sud de l’Angleterre, voire le nord de l’Italie. Dès le XIIe-XIIIe siècle, ces pays du Nord-Est français ont largement adopté la charrue, la herse, l’assolement triennal, l’avoine, la traction par le cheval. Les rendements du grain, en Picardie et autour de Paris, atteignent 15 à 20 hectolitres à l’hectare, et 8 à 10 grains récoltés pour un semé, dès la fin du Moyen Âge et pendant toute la période moderne. Ils se haussent ainsi du premier coup – et avec une bonne marge d’antériorité! – au niveau de ces productions élevées de blé à l’hectare que l’Angleterre, elle, avec sa « révolution agricole » n’atteindra péniblement qu’à la fin du XVIIe siècle ou au XVIIIe. En ce qui concerne les Pays-Bas, la «révolution verte» y a été réalisée dès le XVe siècle. Profitant d’un mouvement démographique favorable, d’un pouvoir d’achat élevé, d’une forte demande urbaine de viande et de lait, et des possibilités de substitution qu’offrent les grains importés de la Baltique, les paysans flamands de l’époque Memling-Breughel – qui n’ont pas lu les traités d’agronomie – font la révolution agricole au lieu de l’imaginer. Ils entreprennent avec audace la production du houblon, du lin, du chanvre, du trèfle, du sarrasin, de la prairie cultivée temporaire. Du coup, la jachère disparaît, en Flandre, au profit des cultures; et le troupeau bovin, producteur de lait, beurre et fromage, se multiplie sur les petites exploitations. Le fumier ainsi engendré accroît la productivité végétale, ce qui permet, par un effet induit, de consacrer davantage de terrain aux prairies (et donc au fumier!); il va de soi en effet que, les champs rendant mieux, on n’a plus besoin de les étendre indéfiniment. Le cercle vicieux de l’agriculture ancienne (bas rendements du bléemblavures trop vastesmanque de prairiesmanque de bétailmanque de fumierbas rendements du blé, etc.) fait donc place, dans les régions belgo-néerlandaises, à un «cercle vertueux», celui-là même qui contribuera au développement «en spirale» de l’économie hollandaise jusqu’au XVIIe siècle. Cette révolution agricole de style hollandais, propagée ensuite jusqu’à l’Angleterre (XVIIe-XVIIIe s.) et à la France (XVIIIe-XIXe s.), permettra finalement de nourrir des populations urbaines et rurales qui seront beaucoup plus abondantes que par le passé. Elle facilitera le décollage de l’économie globale à partir de l’âge des Lumières.

Les paysages

En termes de paysages, l’opposition entre les régions tôt développées du Nord-Est français, et plus généralement de l’Europe tempérée nord-occidentale d’une part, et d’autre part les régions rurales moins développées du Sud méditerranéen, du Massif central et de l’Extrême-Ouest péninsulaire et breton ne présente pas toujours et partout les mêmes caractères. En France, les oasis de modernité ou de modernisation rurale se trouvent dans les grands openfields limoneux du Nord-Est, avec leurs champs nus plats et découverts, leurs grosses paroisses d’habitat groupé, entrecoupées de grands domaines intercalaires, pourvus de fermiers capitalistes. Inversement, les bocages français de l’Ouest et du Centre et les pays de champs irréguliers du Midi sont souvent voués à l’archaïsme, à la pérennité du métayage, à la petite culture pratiquée à l’aide de bœufs et d’araires jusque vers 1850. En Angleterre, la situation est différente. Le bocage britannique, ou enclosure , est à la fois le soutien et le garant de la révolution agricole modern style (XVIIe-XVIIIe s.): il favorise, au profit des grands propriétaires et des gros fermiers innovateurs, l’individualisme agraire et l’esprit d’entreprise. À l’archaïsme du bocage français s’oppose la modernité de l’enclosure anglaise.

Les mentalités

Cependant, les différences fort anciennes entre régions plus développées et moins développées se marquent aussi au niveau des mentalités, et tout simplement au niveau des comportements individuels et collectifs. Dans la zone méditerranéenne en général (péninsules et surtout îles) et dans la France de l’extrême Sud, la criminalité agraire jusqu’au XVIIIe siècle, surtout dans les montagnes et dans les îles, demeure une délinquance de type ancien qui s’exerce contre les personnes. Le maximum semble avoir été atteint en Corse à la fin du XVIIe siècle: la mortalité annuelle par homicide y est en moyenne de 0,6 à 0,7 cadavre pour cent habitants, c’est-à-dire du niveau des hécatombes françaises de la Première Guerre mondiale. (À titre de comparaison, on peut signaler que dans l’un des points les plus chauds de la criminalité violente en 1971-1972, dans le 28e precinct de Manhattan-Harlem à New York, la mortalité par homicide n’est encore que de 0,2 mort pour cent habitants, soit à peine le tiers du pourcentage précité de la Corse.) On est en présence, au Grand Siècle, dans l’île de Beauté, d’une démographie tempérée par la vendetta. Au contraire, dans les campagnes relativement développées du nord de la France, la criminalité par homicide diminue nettement du XVIe au XVIIIe siècle. L’agressivité du paysan se retourne contre sa propre personne (le suicide en ces régions septentrionales est plus fréquent que dans les zones situées plus au sud).

Il arrive aussi que cette agressivité se sublime en crime contre les choses: filouterie, vol, escroquerie. De toute façon, les courbes générales de criminalité rurale sont en baisse au XVIIIe siècle, par exemple en Normandie. Tout se passe comme si la société agraire en voie de développement du temps des Lumières parvenait désormais à mieux contrôler les émotions des hommes qui la composent: de ce point de vue, cette société aurait peut-être beaucoup à apprendre à notre civilisation industrielle ou «postindustrielle», volontiers encline à l’ultra-violence.

6. Transformation et déclin de la civilisation rurale

Il n’y a pas loin pourtant du Capitole à la roche Tarpéienne. Du XIVe siècle au début du XVIIIe, à travers des soubresauts gigantesques et sans forte croissance, la civilisation rurale s’était en quelque sorte stabilisée dans la misère et dans le folklore, et dans l’immobilisme démographique et économique du très long terme, qui triomphait finalement des fluctuations les plus lourdes, négatives et séculaires. Or, à partir de 1720-1730, tout change: cette même civilisation agreste connaît dans tout l’Occident, sans pour autant perdre ses caractères originaux, une fièvre de croissance. La population paysanne, pendant plus d’un siècle, s’accroît et bourgeonne sur place, tout en fournissant des hommes aux villes en expansion. En même temps, les structures démographiques du monde rural se modernisent à partir du XVIIIe siècle: la mortalité recule sous l’influence de la médecine, d’un meilleur niveau de vie et d’une hygiène personnelle ou infantile un peu moins déplorable que par le passé. Face à la montée démographique, dont on peut craindre qu’elle n’engendre le paupérisme, les paysans tâchent d’élever de fragiles barrières. Ils s’initient par exemple en France, et surtout après 1800, aux secrets essentiellement masculins du coïtus interruptus : ceux-ci sont largement diffusés chez les jeunes paysans et les conscrits grâce aux conversations de taverne et de caserne; ils sont ensuite appliqués par ceux qui désormais les connaissent dans leur comportement conjugal. Une croissance économique, notamment agricole et frumentaire, se dessine elle aussi aux XVIIIe-XIXe siècles; elle fait face aux besoins des nouvelles bouches à nourrir; elle réussit aussi à augmenter légèrement la ration moyenne, urbaine et rurale, per capita. Cette croissance agricole s’opère d’abord par le simple jeu des défrichements et de l’intensification du travail humain et animal. Puis, à partir de dates qui varient (en général au XIXe siècle, ou quelquefois dès le XVIIIe siècle, dans l’Europe continentale), une véritable révolution agricole s’instaure: on sélectionne les grains (Vilmorin) et le bétail (ce second type de sélection se trouvant à l’origine d’un des courants de pensée d’où sortira le darwinisme). Les plantes fourragères évincent tout à fait la jachère. L’adoption de charrues perfectionnées prélude à la diffusion de la moissonneuse McCormick et, beaucoup plus tard, du tracteur. En France, ces deux dernières catégories de machines ne seront introduites en masse respectivement qu’au début, puis au milieu du XXe siècle.

Culturellement, l’horizon paysan s’élargit lors de la phase de croissance: on a déjà mentionné le très bel essor du costume régional (mais il s’agit surtout de vêtements «à manger de la tarte», pour les jours de fête...) et du mobilier des laboureurs, au XVIIIe et au XIXe siècle. Sur le plan de la culture proprement intellectuelle, le vieux folklore oral tend de plus en plus à coexister avec une littérature populaire qui se développe, imprimée, par exemple au XVIIIe siècle, par la Bibliothèque bleue de Troyes. Cette Bibliothèque bleue transmet aux quelques paysans lettrés (qui, à haute voix, la lisent ensuite aux auditoires des veillées) une culture d’origine urbaine, et de type... médiéval qui arrive ainsi dans les villages, grâce à l’édition, avec trois ou quatre siècles de retard! La culture politique des ruraux se modifie elle aussi beaucoup au XVIIIe siècle: elle encourage la contestation paysanne, qui désormais s’attaque, avec plus de force que par le passé, à la seigneurie, pierre angulaire de l’«ordre éternel des champs», auquel, justement et pour la première fois, beaucoup de rustres ne croient plus ou n’adhèrent plus. La révolution paysanne de 1789 et des années suivantes sortira tout armée de ce nouvel état d’esprit, fréquent parmi l’élite alphabétisée qu’ont formée les écoles de paroisses. L’école primaire du XIXe siècle ne fera qu’accentuer cette orientation antinobiliaire et anticléricale qu’on rencontre dorénavant dans certaines régions campagnardes.

Depuis 1915-1920, cependant, on assiste à la mort lente, ou du moins à la décrépitude de la «civilisation rurale» qui vient d’être décrite: elle connut son apogée au moment même de l’apogée démographique de nos campagnes, vers le milieu du XIXe siècle. Son déclin rapide commence surtout depuis 1915-1920: car la guerre de 1914 a exterminé chez nous la jeunesse mâle de villages entiers; et puis, plus «efficace» encore, la technologie industrielle (et agricole) a chassé la main-d’œuvre des campagnes vers les villes. Simultanément, les mass media de la presse écrite et de la radio-télévision substituent à l’ancien folklore des laboureurs le folklore plus frappant des bandes dessinées et de la violence citadine. Les fermiers veulent des réfrigérateurs, et non plus des contes de fées.

On ne doit pas, bien entendu, regretter ces intrusions, car il serait absurde d’affirmer le caractère idyllique de la civilisation rurale; celle-ci était bâtie sur la misère du plus grand nombre. La civilisation rurale cependant n’est pas encore morte. Elle survit plus ou moins, même aujourd’hui, dans les sociétés surdéveloppées du monde occidental, d’une existence minoritaire et végétative. Elle n’y a peut-être pas dit son dernier mot.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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